Le(s) roman(s) coup de coeur du mois
Août-Septembre 2023 |
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Et vous passerez comme des vents fous Clara Arnaud, Actes Sud, 2023. Au cours d’une saison d’estive, les attaques répétées d’une ourse ravivent les tensions dans une vallée pyrénéenne. Tentant de s’abstraire des débats, Alma, une éthologue, et Gaspard, un berger, communient avec la montagne, mêlent leur existence à celles des bêtes. Sur ces terres où l'homme et l'animal sont intimement liés, l'histoire d'un jeune montreur d'ours parti faire fortune à New York, un siècle plus tôt, résonne tragiquement avec le présent. « Quelques ours ont traversé ma vie. Celui qui détala devant moi un jour d’août 2006, au Kirghizistan. Ceux peuplant les histoires des vieux bergers du Caucase. Ceux d’Ariège, où après des années loin de la France, j’installai mon camp de base dans une vieille maison de pierres en altitude. Et puis ceux de la littérature américaine, des récits de voyage en Sibérie. Leur point commun ? Ils incarnaient le sauvage, radicalement, tout en étant nos doubles. Alors cette figure, depuis un moment, me hantait. Et puis une question revenait : où est le sauvage ? Moi qui l’avais arpenté durant quinze ans, du Tibet aux replis enforestés d’Amérique centrale, pouvais-je le trouver en France ? Existait-il encore des montagnes qui aient résisté à la domestication ? J’ai voulu écrire et projeter ici un roman de grands espaces, de destins ballottés par la roche et le ciel, de bêtes et d’hommes fondus à leur milieu. Et ainsi, peut-être, espérais-je, décaler le regard sur la montagne, une montagne qui ne serait plus un graal à conquérir, comme nous la raconte la littérature d’alpinisme, pas un ennemi à vaincre ou un terrain de jeu, non plus un univers bucolique, mais un écosystème complet, une puissance vivante, vibrante, un espace métaphorique, où la liberté se renégocie chaque jour. Durant trois saisons, depuis les estives des hautes vallées d’Ariège, j’ai coulé mes pas dans ceux des naturalistes suivant la réintroduction de l’ours dans les Pyrénées, j’ai côtoyé les bergères et les bergers, écrit un roman au tempo des aléas météorologiques et des humeurs que m’inspirait la montagne. J’ai nourri la fiction de chaque minuscule inflexion du réel, réconciliant l’écriture du voyage et celle romanesque. Je me suis replongée dans les archives, cherchant dans les destins des montreurs d’ours d’Ariège de la fin du XIXe siècle des échos avec notre époque, tout en tentant de saisir la complexité du retour sur un territoire d’un grand fauve, qui bouleverse les rapports de force et met à mal les fragiles équilibres du pastoralisme. J’ai voulu que, dans ce texte, le politique et le poétique se répondent, raconter une vallée, trois saisons, les pieds ancrés dans le sol, sans renier la dimension mystique de notre rapport aux montagnes, leur caractère transcendantal. » Clara Arnaud |
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Les innocents Oswaldo Reynoso, Rue d’ULM, 2023. Premier roman d’Oswaldo Reynoso, écrit en 1961, Les innocents fut longtemps clandestin, gagnant au fil du temps une notoriété jamais désavouée dans la littérature underground d’Amérique latine. Reynoso nous décrit sous la forme d’un roman choral le quotidien d’une bande de jeune de quartier à Lima. Choral par la variété des personnages, des lieux, des points de vues. Choral aussi par sa langue ou plutôt ses langues : l’oralité s’y restitue par la ponctuation, les mots sont mis en forme pour mieux coller au débit des protagonistes. Véritable photographie du Lima des modestes, si ce roman scandalisa le Pérou conservateur de l’époque c’est sans aucun doute pour sa liberté, sa modernité et une certaine vérité par l’écrit qu’on ne peut qu’accepter ou censurer. « Hiver gris et humide, même au petit matin. Dans la brume, piétons et poteaux perdent leurs contours et paraissent lointain. Une lumière pâle transforme l’asphalte en un miroir noir, brillant. Et les rues deviennent d’étroites ruelles interminables et désertes. Comment parler sans crainte, en face à face, le cœur à nu, sans honte. Carambole : intimidé et tenaillé par la soif adolescente du jeune qui veut devenir un homme, de toute urgence, et Rangé des bécanes : ivre, mais triste.  » (p.70)                                                                                                                                                                                                                          JF. |
Juillet 2023 |
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Les oubliés de Marralee Jane Harper, Calmann-Lévy noir, 2023. À la demande de son ami Greg Raco qui habite à Marralee, ville viticole du sud de l'Australie, l'inspecteur Aaron Falk enquête sur la disparition d'une jeune mère. Tous les gens des environs connaissaient la disparue et ont été touchés par l'affaire. Falk découvre qu'un meurtre non élucidé s'est produit six ans plus tôt. A partir des versions de chaque habitant, il met au jour des secrets enfouis. Polar australien qui mêle deux intrigues, bien menées, les personnages sont attachants, notamment l'inspecteur principal qui déroule ses observations pour arriver au dénouement final si surprenant . Une auteur à suivre ...  "Tache de te rappeler. Les signes étaient là . Quels étaient -ils ? Ils se posèrent tous les mêmes questions , après coup. Comment les choses ont-elles pu en arriver là ? Aurions nous pu empêcher ça ? Cette dernière , c'était la question clé , Aaron Falk le savait. "
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Kramp MarÃa José Ferrada, Quidam éditeur, 2023. M., la narratrice, nous raconte ces quelques années où, fillette, elle séchait l’école pour accompagner son père, représentant en quincaillerie, sur les routes chiliennes. C’est ainsi qu’en sa compagnie, M. va cheminer de petites villes en villages et découvrir un quotidien où le drôle côtoie, voire courtise, le tragique. C’est que, ce que nous raconte M., c’est aussi le Chili sous la dictature de Pinochet et toute la délicatesse de MarÃa José Ferrada est de lui faire prendre corps par petites touches, subtiles et puissantes, à hauteur d’yeux d’une petite fille dont l’innocence sera bientôt rattrapée par la brutalité de la dictature. Un roman doux-amer, mélancolique et poétique. « Si le gérant s’arrêtait à mes pupilles au lieu de me rencontrer moi, il faisait face à toutes les formes possibles de la fragilité : la faim dans le monde, les sculptures sur glace qui, après tant d’efforts, se transforment en eau, la chienne Laïka qui tourne, tourne et tourne encore dans la nuit infinie. Tout le monde était allé vivre à l’intérieur de ces cercles sombres et minuscules. Car telle était la nature de la vie : sombre et minuscule. » (p.39)                                                                                                                                                                                                                     JF. |
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Ni loup ni chien Kent Nerburn, Les éditions du sonneur, 2023. Dans ce récit romancé, l’auteur, qui s’intéresse aux cultures amérindiennes et à leur place dans la « geste » nord-américaine, évoque sa rencontre avec Dan, un vieil indien Lakota, qui le contacte pour qu’il l’aide à écrire un livre sur son peuple. Commence alors un road-trip au cours duquel Kent Nerburn va parcourir les grandes plaines dans une vielle Buick en compagnie de Dan et de Grover. Il va recueillir les paroles de Dan, paroles précieuses sur son peuple, l’histoire de la conquête de l’ouest, le racisme qu’il a subi. Paroles lucides, paroles de colère, parfois drôles mais toujours éclairantes sur ce qu’est être un natif-américain dans l’Amérique moderne. Un récit qui rebat les cartes de notre vision ethno-centrée des problématiques des peuples indiens aux Amériques. « Dans vos églises, il y a quelqu’un au sommet. Dans vos écoles aussi. Dans votre gouvernement. Dans vos métiers. Il y a toujours quelqu’un au sommet, et cette personne a le droit de dire si tu es bon ou mauvais. Elle te possède. Pas étonnant que les américains se soucient autant de la liberté. Vous en avez quasiment aucune. Si vous la protégez pas, quelqu’un vous la prendra. Vous devez la surveiller à chaque seconde, comme un chien garde son os.  » (p.204)                                                                                                                                                                                                                   JF. |
Juin 2023 |
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Le chevalier aux épines Tome 1. Le tournoi des preux Jean-Philippe Jaworski, Les moutons électriques, 2023 Jean-Philippe Jaworski avait ravi les amateurs de fantasy avec Gagner la guerre
Véritable hommage aux romans de chevalerie, ce premier tome suit le chevalier Aedan, admiré par certains et honni par d’autres, et nous plonge dans la rivalité entre le Duché de Bromaël et le Comté de Kimmarc. On y retrouve l’amour de l’auteur pour les mots, son écriture riche et élégante et ce rythme si caractéristique à ses romans, qui sait prendre son temps, sans jamais être ennuyeux, et s’accélérer sans crier gare en nous offrant des pages peines de tumultes et de surprises. Que rajouter ? sinon que Jean-Philippe Jaworski livre avec Le tournoi des preux un très, très grand roman de low fantasy chevaleresque. « En un instant, le milieu du pré était devenu une mêlée étirée, qui dressait une barrière mouvante de destriers enchevêtrés et de baroudeurs cuirassés. Dans un tourbillonnement de cimiers, de soieries, de crinières et de métal, on y frappait à coups de tronçons, d’épées, de boucliers et même de gantelets. Cette impétuosité déchainée avait des mouvements de flux et de reflux, un roulis de tempête où la houle équestre se crêtait d’une écume de lames et d’emblêmes.  » (p.502)                                                                                                                                                                                                                      JF. |
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Au premier regard  Lisa Gardner, Albin Michel, 2023  Un thriller addictif autour de la disparition de jeunes filles. Géré à l'échelle de tout un village de pervers et à travers les États Unis grâce au Darknet, où on retrouve l’inspectrice DD Warren, Kimberly Quincy du FBI et Flora Dane survivante du 1er volet. Une suite donc, où le tueur en série Jacob Ness n'a pas fini de faire parler de lui.  Efficace et percutant, on retrouve tous les ingrédients qui plaisent aux fans de cet auteur et aux autres.  " Comme Kimberly était en train de l’apprendre, fouiller une tombe collective était comme vider une baignoire avec une cuiller, en gardant le niveau partout égal à mesure qu'on l'abaissait lentement. "                                                                                                                                                                                                                         V. |
Mai 2023 |
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Allemagne, conte obscène Victor Paskov, Les éditions du typhon, 2023. Disons-le d’entrée de jeu, les éditions du typhon réussissent une fois de plus un coup de maître en publiant ce roman de Paskov passé sous les radars depuis plus de trente années. Le romancier bulgare nous raconte l’arrivée de Viktor, son double fictionnel, en Allemagne de l’est en 1968. Il y retrouve son père avec l’espoir de quitter Sofia pour une RDA supposément plus libre. La réalité de son exil sera bien plus rude… Humour acide, personnages plus bas les uns que les autres, écriture enthousiasmante, rien ne vient gâter notre plaisir dans ce roman impitoyable, affreux, sale et méchant. L’humour y côtoie le glauque, la flamboyance y caresse l’insignifiance et le lecteur, lui, est tout simplement envouté. « Un jour avant Noël, Freiberg sombra dans le blanc comme une morgue. À perte de vue. Au GÄSTEHAUS, ça sentait les bougies, la vanille et les chaussettes sales. Tout était tranquille et triste. Nina frappa à ma porte.  » (p.291)                                                                                                                                                                                                                           JF.
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Ces gens-là Chico Buarque, Gallimard, 2023. Manuel Duarte, écrivain sexagénaire en panne d’inspiration et vivotant sur sa gloire ancienne, passe ses journées à flâner dans son quartier huppé, en spectateur placide de la vie des Cariocas . Il court encore après les femmes comme après sa jeunesse, dans une vaine fuite en avant. Clairement, on connait plus sous nos contrées Chico Buarque le musicien que Chico Buarque le romancier. Ces gens-là est pourtant son sixième roman et nous montre que le prolifique compositeur n’a pas à rougir de sa plume. Chico Buarque, homme de conviction qui a toujours lutté contre l’autoritarisme de son pays, nous livre ici un roman hybride où l’humour est mis au service d’un regard cru sur le Brésil bolsonariste. Misogynie, mépris de classe, homophobie, violence sont autant de travers de la société brésilienne que le romancier nous décrit par touches subtiles, sa plume s’apparentant à un pinceau déposant quelques traits de couleurs sang sur le jaune et vert du drapeau national.  « Certains matins, je baisse les volets pour ne pas voir la ville, tout comme autrefois je n’osais pas regarder ma mère malade. Je sais que parfois la mer se réveille tachée de noir ou d’un marron écumeux, comme des ombres qui se répandent du pied de la montagne à la plage. Je sais qu’il y a des enfants des favelas qui plongent et jouent dans l’égout du canal qui relie la mer à la lagune. Je sais que dans la lagune les poissons meurent asphyxiés et que leurs miasmes pénètrent les clubs privés, les palais suspendus et les narines du maire.  » (p.46)                                                                                                                                                                                                                               JF. |
Avril 2023 |
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Anna Thalberg Eduardo Sangarcia, La Peuplade, 2023. À la fin du XVIe siècle à Wurtzbourg, en Bavière, commence une chasse aux sorcières qui durera près de 60 ans et condamnera au bûcher plus de 900 victimes. Eduardo Sangarcia, romancier mexicain, s’empare de ce drame pour nous livrer un récit où vont se mêler dans une astucieuse construction stylistique les pensées et dialogues des protagonistes d’un procès en sorcellerie. Or, la messe est déjà dite avant même son instruction. La victime : Anna Thalberg, jeune paysanne qui a le tort de n’être qu’une (jolie) pièce rapportée dans un village enclin aux jalousies et médisances. Son mari et le vieux curé du village feront tout pour prouver son innocence. Un roman implacable, glaçant et étourdissant. Rien que ça. « Tu ne dois pas avoir peur de moi ; crains ceux qui comme toi se sont dressés sur leurs deux pieds et ont répandu la terreur parmi les bêtes en déclarant qu’ils étaient le sel de la terre, le parangon de la Création, l’œuvre préférée du Créateur suprême. Je vais te dire : il n’y a pas eu de Création, il n’y a pas de Dieu, le monde a toujours existé.  » (p.147)                                                                                                                                                                                                                                 JF. |
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Rendez-vous à Samara John O’hara, Éditions de l’Olivier, 2022. Écrit en 1934, ce roman va s’attacher à nous dépeindre la société bourgeoise d’une petite ville de province de la côte est des États-Unis où l’entre soi est la norme. À la veille de Noël le destin de Julian English, séduisant trentenaire, heureux en couple et en affaire va basculer brusquement. En deux jours, English va méthodiquement détruire tout ce à quoi il tient. Pourquoi ? Lui-même ne semble pas le savoir. O’Hara nous livre une description au vitriol de la bonne société WASP et s’interroge sur les rapports de couple, le sexe et les normes sociales. Deux jours dans une petite ville de province où malgré la prohibition l’alcool coule à flot, deux jours durant lesquels English va se noyer dans la boisson et les emmerdements… Spleen, éthylisme et fatalité sont au rendez-vous de Samara. « Après tout, il lui était arrivé cinq ou six fois de trouver Ross si irrésistible, à certains moments, qu’elle avait eu envie de s’approcher de lui et de lui mettre les bras autour du cou. Mais elle ne l’avait jamais fait, et toute l’affaire s’était évanouie. Elle ne mit pas longtemps à penser aussi facilement à lui qu’à un bâton, à une chemise bourrée de paille.  » (p.182)                                                                                                                                                                                                                                  JF. |
Mars 2023 |
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Salut aux aventuriers John Buchan, L’arbre vengeur, 2021. John Buchan, connu dans nos contrées pour son roman « les 39 marches » brillamment adapté par Hitchcock, est de ces hommes aux multiples vies. Homme d’état, avocat, espion et romancier s’affichent sur son CV.  Salut aux aventuriers , écrits en 1915, raconte la jeunesse du jeune Galard qui quitte son Écosse natale pour devenir négociant en Virginie indienne mais le souffle de l’aventure va vite rattraper le jeune homme. Voyage initiatique, peinture de la société des colons britanniques du 18e siècle, nations indiennes pressentant leur funeste destin et même piraterie sont autant d’ingrédients que nous sert Buchan au service d’un roman d’aventures au classicisme des plus efficace. Cerise sur le gâteau, une belle galerie de personnages avec une mention spéciale à Galard que l’auteur imagine aux antipodes du héros classique. « J’attendis. Mon esprit était en proie à des terreurs contre lesquelles je luttais en vain. Le silence de cette immense multitude, les torches crépitantes qui éclairaient ce sauvage amphithéâtre, l’étrange clairière et son autel, le mystère du ciel sombre et le souvenir de ce que j’avais déjà enduré, tout cela m’écrasait et me donnait l’appréhension d’un imminent désastre.  » (p.388)  Disponibilité catalogue                                                                                                                                                                                                                                  JF. |
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Comment parvenir à tout rater Mark Twain, L’arbre vengeur, 2022. On ne vous présente plus Mark Twain surtout que ce n’est pas la première fois qu’il se retrouve dans cette rubrique. Mais nous plongeons avec ce recueil de 9 nouvelles dans tout ce qui fait la verve de l’auteur. Il y a un peu du conte burlesque dans ces courtes histoires que Twain enchaine avec le plus grand sérieux : parieur compulsif, rédacteur en chef ignare, imbéciles orgueilleux, démarcheur opiniâtre sont autant de personnages croqués par l’auteur. Les formules fusent au service de l’absurde et derrière l’humour malicieux de Twain se cache toujours une vraie critique de la société et de ses congénères. Délectable ! « Votre remarque que les moules restent calmes quand on leur fait de la musique est tout à fait superflue. Rien, ne trouble la sérénité des moules. Les moules sont toujours calmes. Les moules ne se préoccupent en aucune façon de la musique. Ah ! Ciel et terre ! Mon ami. Si vous aviez fait de l’acquisition de l’ignorance l’étude de votre vie, vous n’auriez jamais pu passer vos examens de doctorat plus brillamment qu’aujourd’hui.  » (p.53)                                                                                                                                                                                                                                     JF. |
Février 2023 |
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Roman d’un Berger Ernst Wiechert, Les éditions du typhon, 2022. Écrit en 1935 en pleine ascension du régime nazi, ce court roman a été pensé par Wiechert comme un contre-pied à cette idéologie nauséabonde. Trois années plus tard, l’auteur sera interné pour plusieurs mois à Buchenwald.  Roman d’un berger c’est l’histoire de Michaël, jeune berger d’un village isolé de Prusse orientale. Dès la magnifique scène d’ouverture, le lecteur comprend que Michaël ne sera pas un enfant comme les autres. En effet, le jeune garçon qu’un déterminisme social voue à la pauvreté et à la condition de berger développe une connaissance de l’homme et du sensible qui en fait une figure de référence de ce village hors du temps. D’une rare poésie, servi par une plume délicate, ce récit nous parle de l’enfance que l‘on quitte, d’amitié, de don de soi et la nature, actrice incontournable de cette histoire, y est sublime et presque mythologique. Michaël, figure quasi biblique, Davidesque, se révèle ainsi le guide naturel pour un voyage humaniste, tragique et magnifique. Quoi de plus logique pour un berger. Absolument un très grand roman. « Son âme est pleine d’histoires. C’est la forêt qui les fait éclore, la solitude et le silence. Il n’a pas besoin d’apprendre des odes latines. Des semaines passent où la pluie tombe en bruissant sur les forêts et pendant lesquelles, étendu sous un pin dont les longues branches retombantes l’abritent, enveloppé dans son manteau de berger, il écoute les voix qui viennent des profondeurs.  » (p.69)                                                                                                                                                                                                                       JF. |
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Crescent city tome 1 " Maison de la terre et du sang" Sarah J. Maas, De Saxus, 2021. Pour les amateurs de Urban, romance et high fantasy, un premier tome où on retrouve tous les codes d'une histoire moderne, de l'héroïne badass mais qui ne se considère pas comme ça, à l'ange déchu très torturé " l'ange de la mort "esclave involontaire des gens qui ont le pouvoir sur cette société. Ces deux-là s'allient pour trouver le commanditaire de meurtres sordides.L'univers est très riche, la société, corrompue, déploie toute une palette de créatures extraordinaires: métamorphes, anges, tritons, sylphes etc. Un roman exigeant mais qui ravira les lecteurs, avec beaucoup d'humour, et d'action. Un grand coup de cœur, et un nouvel auteur à suivre. Suivi d'un deuxième tome. "Les Inférieurs, la catégorie de Vanes à laquelle appartenait la chimère, possédaient toutes sortes de petits pouvoirs intéressants dans son genre. Ce qui expliquait en partie pourquoi ils valaient aussi cher. Et pourquoi, alors qu'il s'était écoulé des millénaires depuis leur sédition, le Sénat et les Asteri avaient descendu en flammes toute tentative de modifier les lois les cataloguant comme des biens à vendre et à acheter. Les Inférieurs étaient trop dangereux, affirmaient-ils- incapables de comprendre les lois, dotés de pouvoirs potentiellement perturbateurs s'ils n'étaient pas contrôlés par différents sorts et tatouages imprégnés de magie qui les muselaient ." (p.215)                                                                                                                                                                                                       V. |
Janvier 2023 |
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L’ancelot avançait en armes Alex Nikolavitch, Les moutons électriques, 2022. Alex Nikolavitch aime revisiter le mythe arthurien en l’abordant à « hauteur d’hommes ». Après avoir consacré son roman Trois oracles cinglaient vers le couchant à la figure d’Uther Pendragon, il s’attaque ici au mythique Lancelot du Lac. L’ancelot, littéralement le petit serviteur, jeune homme en quête d’idéal quitte l’Armorique pour rejoindre l’île de Bretagne avec la ferme intention de se mettre au service d’Arthur, tout juste couronné. Véritable voyage initiatique dans une Bretagne du haut moyen-âge que les ruines encore fumantes de l’empire romain et des anciens dieux teintent d’un voile fantomatique, l’ancelot avançait en arme nous conte les périples et les doutes d’un jeune homme sur les terres de sa propre légende. Crépusculaire, âpre, même dans ses rares envolées féériques, ce court roman est un bel hommage à la geste arthurienne. Une réussite. « À qui penses-tu ainsi ? » lui demanda Bedwyr, qui avait remarqué son geste. Le jeune homme ne répondit pas immédiatement, perdu qu’il était dans ses souvenirs. Puis il leva à nouveau son verre et en répandit une partie du contenu sur le sol, à la façon traditionnelle, en hommage aux puissances supérieures dont il ne fallait pas négliger la part. « À nos adversaires valeureux, dit-il enfin. Ils font de nous ce que nous sommes, nous forcent à nous surpasser, à nous porter à leur hauteur et à conserver leur souvenir. » Un silence respectueux et peut-être gêné lui répondit. (p.174)
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Je suis Jésus Giosuè Calaciura, Les éditions Noir sur Blanc, 2022. Qui était Jésus avant d’être Christ ? C’est ce que se propose d’imaginer Giosuè Calaciura dans ce roman qui emporte le lecteur dans les vagabondages et les errements d’un Jésus, simple homme parmi les siens car c’est ici le récit des trente années qui précèdent le Jésus des écritures saintes. Abandonné par son père, couvé par Marie, mère aimante et énigmatique qui semble percevoir le destin particulier de son enfant, le jeune Jésus fera l’apprentissage de la vie au milieu d’une troupe d’acrobate parcourant la Judée. Puis, jeune homme mélancolique marqué par la disparition de son père, il semble spectateur des évènements qui, pourtant, finiront par le happer. La réussite de ce roman tient à ce à ce qu’il s’achève avant que son personnage ne devienne le Jésus biblique. Ainsi, le lecteur suit cette vie de Jésus en sachant seul vers quoi ses pas le mèneront. Comme si en lisant ces pages, il viendrait à incarner le destin voire la fatalité qui mènera le trentenaire vers le chemin de croix. Superbement écrit, Je suis jésus est ainsi un véritable voyage dans le temps et la psyché du plus célèbre fils de charpentier de l’histoire judéo-chrétienne. Un roman envoûtant. « Avant de quitter le jardin et de suivre ma mère vers la maison, j’essuie la salive sur la flûte, quelquefois mes larmes ; c’est l’objet le plus intime que je possède, plus que les instruments et les outils que m’a laissé mon père. C’est mon seul réconfort, ma voix d’homme dépouillée de l’angoisse et de la fatigue de bête à laquelle je me soumets chaque jour.  » (p.84)                                                                                                                                                                                                                                JF. |
Décembre 2022 |
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Les aventures miraculeuses de Pomponius Flatus Eduardo Mendoza, Seuil, 2009. Pomponius Flatus, philosophe romain, parcourt l’Empire assoiffé de curiosité et d’eaux miraculeuses. Sa quête le conduit vers les ennuis gastriques et la petite ville de Nazareth en Judée. Las! sans le sou et sans perspective, il va croiser le chemin d'un jeune enfant du nom de Jésus qui va l’engager pour innocenter son père, Joseph, charpentier de son état, accusé du crime d’un notable de la ville. Eduardo Mendoza s’amuse ici à nous offrir un roman plein d’humour, variation d’Agatha Christie sauce biblique. Vrai roman policier, pétri de référence à la culture judéo-chrétienne, irrévérencieux mais jamais méchant, Les aventures miraculeuses de Pomponius Flatus s’amuse (et nous amuse) avec la grande et la petite histoire et Eduardo Mendoza, en grand érudit, nous invite à vagabonder entre référence historique, mythologique et universalisme. Réjouissant. « Je plongeai dans le sommeil aussitôt que mon corps fatigué se fut écroulé sur la grossière paillasse de l’étable de la harpie, mais, plusieurs fois au cours de la nuit, je fus la proie d’une agitation et de nouvelles et inquiétantes extases, dont la plupart avaient pour protagonistes Zara la Samaritaine, semblable en tout à une déesse, y compris par le désintéressement, car les déesses qui n’ont pas comme les mortels à se soucier de leur subsistance ne sont guidées, quand elles daignent leur témoigner leur sollicitude, que par le cœur, la concupiscence, voire la pitié, sans réclamer aucune rémunération.  » (p.105)                                                                                                                                                                                                                                      JF. |
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Une terrible délicatesse Jo Browning Wroe, Édition les Escales, 2022.  Un roman prenant et terriblement bien écrit et conçu, autour des choix de vie et de la difficulté de les assumer. William Lavery est un petit garçon sensible qui se destine à être choriste, malgré l'éducation difficile du pensionnat, le rapport à sa famille, la mort de son père, ses amitiés masculines vont l'amener sur un terrain qui lui convient différemment, celui des pompes funèbres. C'est à travers le prisme de la catastrophe d'Aberfan, que va se fissurer sa relation aux autres, mais cela sera aussi sa rédemption. Un magnifique premier roman qui malgré son sujet assez noir, rayonne d'espoir.  " Et soudain William découvre qu'ici, on peut voyager dans le temps. Car ici rien ne change, les chandeliers la lumière, les ornements, les prie-Dieu, les ornements en fer forgé au bout de chaque banc. Tandis que les garçons prennent place et disposent leurs partitions, William descend de plus en plus loin dans les tréfonds de lui-même. Le temps se dédouble, il est à la fois à côté de Martin adulte et de ses choristes de minuit qui se trémoussent en dégageant des relents nauséabonds, et puis de son moi de treize ans qui s’apprête à chanter le " Miserere " d'Allegri."                                                                                                                                                                                                                                       V. |
Novembre 2022 |
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La crue Amy Hassinger, Rue de l’échiquier, 2019. Une pépite de livre, où on aborde la maternité et sa tristesse, les amours déçus, l’espoir, et la fin de vie, et derrière tout ça la nature généreuse, l'histoire de la terre qui n'appartient à personne, la vie d'une région rythmée par l'écoulement de la rivière et de ses poissons. Ce livre c'est tout ça porté par une écriture magistrale, on est happé, et on ne le lâche pas tout du long.... « Ces mots s'attardèrent entre eux, paisibles mais monumentaux, comme le silence qui suit l'abattage d'un grand arbre. Rachel se tourna vers la forêt et le vent, vers la colline qui dominait la vallée béante et le flot étincelant de la rivière Name, cette rivière qui sinuait à présent le long des séculaires, suivait d'anciens chemins et en créait de nouveaux, délivrait vers l'aval son courant aussi sage que régulier, en accord avec son énergie propre, enserrait, embrassait, épousait la peau de la terre. Telle était la maison. Ces bois, cet air, cette rivière, ce pays. La maison était juste ici. »                                                                                                                                                                                                                                         V. |
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Un don Toni Morrison, Christian Bourgois Éditeur, 2022. Fin du XVIIème siècle, en Virginie, le nouveau monde se construit grâce au sang et à la sueur des colons mais bien plus des esclaves et autres engagés du vieux continent. Un don est ainsi un roman sur la servitude où Toni Morrison va s’attacher à nous décrire le destin de quatre femmes : Rebekka, épouse forcée d’un colon, fermier et négociant, Lina l’amérindienne, Florens l’afro-américaine, toutes deux esclaves à la ferme, et Sorrow, l’orpheline. Ici, la place des femmes est conditionnée par leur genre : servitude au travail, à la tâche, servitude à l’homme, soumission à la chair mais aussi solidarité, parfois. Violence, omniprésente. Morrison livre ici un grand roman, à la chronologie bousculée, intime et puissant dans son écriture. Roman sur la servitude, certes, mais où souffle un intense instinct de liberté. « Elles étaient peut-être en train de gommer, tout comme elle, ce qu’elles fuyaient et ce qui pouvait les attendre. Aussi misérable que fût l’espace où elles étaient recroquevillées, c’était néanmoins un espace vide où aucun passé ne les hantait et aucun avenir ne leur faisait signe. Femmes d’hommes ou femmes pour les hommes, durant ces quelques moments, elles n’étaient ni l’un ni l’autre. […] Pour elles, qui ne pouvaient pas voir le ciel, le temps ne fut plus que la mer mouvante et vide de toute trace, éternelle et sans importance.  » (p.103)                                                                                                                                                                                                                                  JF. |
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Nous, les allemands Alexander Staritt, Belfond, 2022. Que signifiait être allemand pendant la seconde guerre mondiale, tout particulièrement allemand enrôlé dans la Wehrmacht sur le front de l’est ? C’est la question qu’un petit-fils pose à son grand-père. Celui-ci d’abord rétif lui répondra dans une longue lettre, intense et émouvante. Alexander Staritt s’inspire de sa propre histoire et nous propose ce roman court et passionnant sur ce qu’est la responsabilité collective et individuelle. Brillamment écrit et construit, souvent déroutant par les questions qu’il nous pose, Nous, les allemands nous invite à la réflexion et certains de ses passages résonnent longtemps après leur lecture. Comme un écho du lointain favorisant la concordance des temps. « Avoir souffert m’a permis de comprendre que les feux de circulation changent au hasard. Elle m’a fait voir à quoi ressemble la vie humaine quand elle n’est pas distordue par l’espoir, ou encadrée par des lois : nous formons une vaste foule grouillante et indistincte où les uns souffrent et où d’autres coulent des jours heureux, sans raison à cela.  » (p.162)                                                                                                                                                                                                                                 JF. |
Octobre 2022 |
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Le Chevalier et la Mort Leonardo Sciascia, Édition Sillage, 2021. Lorsque Leonardo Sciascia écrit ce roman, son avant dernier, il se sait déjà , atteint d’une maladie incurable. Tout comme le héros de son récit, que l’on connaitra seulement par sa fonction :  adjoint du chef de la police, qui va devoir enquêter sur le meurtre d’un avocat de la haute société. Ici, l’auteur du très beau recueil de nouvelles La mer couleur de vin
« Et la peine de mort ? Mais la peine de mort n’a rien à voir avec la loi : c’est une façon de se consacrer au crime, de consacrer le crime. À la majorité, une collectivité dira toujours qu’elle est nécessaire : précisément parcequ’elle est une consécration. Le sacré, quoi que ce soit qui touche au sacré… Le fond obscur de l’être, de l’existence.  » (p.76)                                                                                                                                                                                                                               JF. |
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Les aventures de Tom Sawyer Mark Twain, Editions Tristam, Nouvelle traduction, 2008. De ce côté-ci de l’Atlantique et tout particulièrement dans notre hexagone, Mark Twain subit la même malédiction que Jack London : être trop souvent considéré comme un romancier pour la « jeunesse ». Et pourtant. Se plonger dans ses Aventures de Tom Sawyer
c’est (re)découvrir cet auteur qui peut être si férocement drôle quand il décrit les travers de la société de son époque. Irrévérencieux, souvent, grave, parfois, Twain est aussi le premier à avoir inscrit le langage parler dans la littérature.  Alors, oui, Tom Sawyer peut aussi se lire comme un roman jeunesse car l’auteur est brillant pour nous décrire le monde de l’enfance mais il excelle bien plus encore à faire la critique de la morale, des bonnes mœurs et autres hypocrisies de la bien-pensance.  C’est aussi, par petite touche, souvent en arrière-plan, la présence et le traitement des esclaves à cette époque dans le sud des États-Unis qui nous est montré. Ainsi, les aventures de Tom Sawyer se pose comme l’introduction parfaite à son chef d’œuvre Les aventures d’Huckleberry Finn
« Un ronflement étouffé et mesuré provenait de la chambre de tante Polly. Et à présent un grillon qu’aucune ingéniosité humaine n’aurait pu localiser commença à striduler. Ensuite, l’horrible tic-tac d’une horloge-de-mort dans le mur près de la tête de lit fit frissonner Tom –cela signifiait que les jours de quelqu’un étaient comptés. Puis le hurlement d’un chien très lointain s’éleva dans l’air de la nuit et un autre hurlement lui répondit d’encore plus loin. Tom souffrait le martyre. Enfin il comprit que le temps s’était arrêté et que l’éternité avait commencé ; il se mit à somnoler, malgré lui ; l’horloge sonna onze heures mais il ne l’entendit pas.  » (p.89)                                                                                                                                                                                                                                 JF. |
Septembre 2022 |
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Retour à Harlem Claude McKay, Nada édition, 2022. Mckay, écrivain phare de la littérature africaine-américaine du début du 20éme siècle, dont certains ont pu découvrir le superbe Romance in Marseille
Jack, jeune afro-américain, a déserté l’armée, écœuré par la place que celle-ci laisse aux gens de couleur et retourne à Harlem, son « pays de cœur ». Ce sera l’occasion pour l’auteur de nous décrire les nuits folles du Harlem de l’entre-deux-guerres. Ville-monde où les noirs américains s’émancipent de l’Amérique ségrégationniste par la joie et l’ivresse. Jack y rencontrera Ray, émigré haïtien fortement politisé qui fera infuser chez lui une conscience de classe. L’écriture de McKay est libre, évocatrice. Il n’édulcore rien, la violence est bel et bien présente, loin d’une image idéalisée de Harlem et de sa population. Mais comme toujours, l’auteur s’attache à rendre hommage à la force et à la résilience d’un peuple ostracisé dans son propre pays. Claude McKay, décidemment incontournable.  « La race… Pourquoi devoir appartenir à une race et devoir l’aimer ? les concepts de races et de nations empoisonnaient l’air de la vie comme la moufette empuantissait l’atmosphère. Pourtant, l’humanité continuait de faire reposer son avenir sur ces deux notions et s’embourbait ainsi dans des chemins fangeux. Les races supérieures et les grandes nations !  » (p.141)                                                                                                                                                                                                                                            JF. |
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Mémoires d’un rat Andrzej Zaniewski, Belfond,1994. Écrit en 1979, par l’écrivain polonais Andrzej Zaniewski, ce livre nous propose de voir le monde à travers les yeux et les pensées d’un rat. De sa naissance jusqu’aux ultimes instants de son existence, le rat n’aura de cesse de voyager. Poussé par la soif de découverte, la faim et la fuite, il se lancera dans une véritable odyssée, Énéide du rongeur, à travers le chaos du monde. Car ici, le rat n’est jamais loin de l’homme. Il partage son existence, il en est parfois le bourreau, souvent la victime. Nous, lecteurs, oscilleront constamment entre empathie et répulsion. Peut-être qu’à travers ce rat, c’est toute l’humanité et sa sauvagerie que nous donne à voir l’auteur? Un roman noir, puissant et surprenant. « La sphère flamboyante, brûlante du soleil. Je déteste cet éclat, cette clarté agressive, aveuglante, ces rayons éblouissants qui vous transpercent. La lumière pénètre de force à travers les paupières entrouvertes, s’infiltre sous la peau, jusqu’au fond du crâne. Je la sens qui envahit ma tête, la paralyse- elle va éclater. J’ai peur de la lumière. Je suis fait pour les ténèbres, pour l’ombre, pour le crépuscule et pour la nuit.  » (p.174)                                                                                                                                                                                                                                               JF. |
Août 2022 |
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L’ancêtreJuan José Saer, Le Tripode, 2014. C’est donc l’histoire d’un jeune mousse espagnol ravi par une tribu d’indiens cannibales auprès desquels il va vivre une dizaine d’années. Juan José Saer, un des très grands écrivains argentins, s’inspire ici d’un fait réel du 16ème siècle pour nous livrer un récit tenant tout à la fois du roman picaresque et de la fable philosophique. C’est par la plume du jeune mousse devenu vieillard que Saer nous conte cette histoire ; histoire d’une vie, multiple, histoire de la découverte des Amériques, histoire de temps et de perception. On y découvre cette tribu anthropophage et hospitalière dont la vie, paisible, est une fois l’an bouleversé par une espèce de cérémonial, bacchanale sadienne et mortelle, débauche paroxystique. Il faudra ainsi une existence au narrateur pour comprendre les raisons qui ont poussé la tribu à l’épargner et, in fine, pour réussir à toucher du doigt leur psyché. L’écriture y est élégante parfois même flamboyante, jamais gratuite. Saer a ce génie littéraire que d’arriver à suspendre le temps au milieu d’une phrase comme s’il voulait nous offrir une respiration, propice au vagabondage de l’esprit. Le narrateur, lui, s’interroge et nous interroge sur la réalité de ce que nous percevons, sur ce monde intangible dans lequel nous ne faisons que passer. Pour ces indiens être signifie paraître et c’est peut-être là la clef de ce roman singulier et magnifique. « Toute vie est un puits de solitude qui va se creusant avec les années. Et moi qui, plus que les autres, vient du néant à cause de ma condition orpheline, j’étais déjà prémuni depuis le début contre cette apparence de compagnie qu’est une famille ; mais cette nuit-là , ma solitude, déjà grande, devint, d’un coup, démesurée, comme si dans ce puits qui peu à peu se creuse le fond avait cédé, brusque, me laissant tomber dans le noir.  » (p.41)                                                                                                                                                                                                                                             JF. |
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Au bout du rouleauJoseph Conrad, Édition Autrement littératures, 2022. Tout amateur de Conrad sait que ses romans s’attachent toujours à décrire la nature humaine dans sa complexité, sans jamais omettre sa noirceur, voire sa petitesse. Au bout du rouleau ne déroge aucunement à la règle… Harry Whalley est de ces capitaines de navires qui ont écumé les mers du monde. Il y a fait fortune. Les spéculations mal avisées de sa banque le ruine et il doit sortir de sa douce retraite et reprendre du service, surtout qu’il est le soutien financier de sa fille, adorée et mal mariée. Mais le vieil homme va devoir composer avec un équipage acrimonieux.  De cette intrigue simple, Conrad tire une tragédie. Tragédie de l’homme et de ses faiblesses, réflexion sur l’envie aussi. Whalley, dont l’amour filial vaut plus que sa propre vie, supportera tout pour sauver sa fille de la misère. Tout ? Vraiment ? Conrad, à l’écriture classique, foisonnante parfois, mais si vraie, nous raconte dans ce roman la fin d’un monde. Et avant tout, il nous raconte ce qui fait de nous, êtres humains, ce que nous sommes. Implacable. « C’était d’abord simplement un petit nuage, un mince filet de fumée qui s’élevait mystérieusement en un point vide de la ligne nette qui séparait mer et ciel. Les pêcheurs taciturnes, au milieu des récifs, allongeaient leurs bras décharnés vers le large ; et les silhouettes brunes d’hommes, de femmes, d’enfants, qui fouillaient dans le sable à la recherche d’œufs de tortues, se redressaient, le coude levé et la main en visière, pour contempler cette apparition mensuelle qui suivait sans heurt sa route rectiligne, virait –puis disparaissait.  » (p.137)                                                                                                                                                                                                                                             JF. |
Juillet 2022 |
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Take my life, pleaseGeorge Tabb, Demain les flammes, 2021. Take my life, please résonne comme le fameux slogan punk  Please kill me  arboré sur un tee-shirt dans le New York de la fin des seventies. Une promesse et un défi. George Tabb est un de ceux qui ont arpenté des années durant la scène punk rock New-yorkaise, le bitume devant le CBGB, fameux club s’il en est, lui servant de second living-room. Passionné de musique,  George est aussi écrivain. Un de ces représentants de la scène underground américaine, de cette littérature indépendante et percutante qui a fleuri dans les fanzines. Take my life, please consiste en une sélection de quelques-unes des chroniques qu’il écrivait pour le fanzine MaximumRockandRoll .  Chroniques de son adolescence punk rock, tour à tour provocantes et drôles, son écriture y est incisive, libre et affutée comme un riff des Ramones. Pour tous ceux pour qui la « punkitude » a encore du sens mais pas que… "Je m'attendais à rencontrer des gens comme John Belushi ou Tim Matheson. Au lieu de ça, ces gars étaient plutôt comme les Omégas dans le film. Des étudiants stupides et brutaux, excités par la domination. Et complétement coincés, par ailleurs. C'était loin d'être amusant, et j'envisageais sérieusement de tout plaquer, mais j'étais décidé d'aller quand même à cette fête débile. Je me suis dis merde, après tout , je n'ai jamais été à une convention de poupées Barbie. Et c'est exactement ce que c'était. Putain, c'était incroyable. Toutes les filles avaient les cheveux blond et les yeux bleus, je n'arrivais pas à y croire.C'était comme un rêve érotique de Hitler. Ou de Jim, mon voisin de chambre. " (p.134)                                                                                                                                                                                                                             JF.
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 DuchessChris Whitaker, Sonatine, 2022. Une petite fille attachante , 13 ans , les yeux grands ouverts sur la vie pour éviter tous les ennuis qui lui tournent autour, elle s'occupe exclusivement de son petit frère Robin . Des amis d'enfance , un drame , un accident banal qui les marquera toute leur vie , l'une a perdu sa sœur , l'autre son meilleur ami qui va croupir en prison, et derrière ces destins brisés , la misère et les addictions jusqu'au bout de leur vie. Un roman sociétal doublé d'un polar avec une belle écriture qui nous entraine dès le début, où l’héroïne Duchess nous marquera longtemps. Une petite pépite! " L'exotisme dans la rareté .Tu sais que tu devais t’appeler Emily? - A cause d'une poème d'Emily Dickinson . L'espoir porte un costume de plumes , se penche dans l'âme et inlassablement chante un air sans paroles; mais c'est dans la tempête que son chant est le plus doux. " (p.21)                                                                                                                                                                                                                        V. |
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CorregidoraGayl Jones, Dalva, 2022 Ursa Corregidora chante le blues dans les clubs du Kentucky. Ursa est une femme. Ursa est afro-américaine. Ursa est surtout profondément humaine, si forte et si fragile à la fois. Gayl Jones nous livre ici un grand roman sur la femme noire. La langue y est musicale, comme une improvisation en jazz. Le verbe y est cru, très cru. Et Gayl Jones nous raconte le rapport de la femme à son corps, de l’appropriation patriarcale du corps de la femme par les hommes, elle nous raconte l’héritage de l’esclavage chez les afro-américains. Comme une marque au fer rouge qui laisse sa marque impie de génération en génération. Elle nous raconte aussi et surtout la lutte quotidienne des femmes contre la domination masculine. Saisissant. "Oui, si tu avais fais l'effort, Maman, tu aurais compris que j'essayais de trouver par le biais du blues, en me passant des mots, de trouver l'explication camouflée par les mots. D'expliquer l'immuable. La suie qui jaillit en larmes de mes yeux. Hé m'sieur qui vient me voir chez moi Tu viens pas me voir Tu viens pas me voir Tu viens m'écouter chanter avec mes cuisses Tu viens me regarder quand j'ouvre ma porte et je chante avec mes cuisses peut-être que tu me regardes dormir Je sais pas si tu me regardes dormir. Qui es-tu? " (p.93)                                                                                                                                                                                                                          JF. |
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Éducation meurtrièreNaomi Novik, Pygmalion, 2022
Encore une excellente petite pépite signée Naomi Novik, une école de sorcier , encore une , mais où il n’y pas de professeurs et où c'est les murs eux mêmes qui décident de la difficulté d'enseignement et d'aider ou non les élèves. Galadriel n'a pas d'influence , pas de famille, ni d'enclave pour la soutenir mais, son cœur généreux va l'aider à surmonter les rivalités et la jalousie. Surtout qu'une malédiction plane sur elle et qu'elle possède à priori une magie plutôt noire. Bref de l'action, de l'amitié et on dit ouf! ce n'est qu'un premier tome ! " C'est le genre de trucs qui m'arrive tout le temps .Certains sorciers ont des affinités avec la magie du climat , d'autres avec les sorts de transformation ou les pouvoirs de combat fantastique comme ce cher Orion. Moi c'est avec la destruction massive. Bien sur tout est de la faute de ma mère , comme pour mon stupide prénom. "                                                                                                                                                                                                                              V. |
Juin 2022 |
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Le crépuscule du mondeWerner Herzog, Séguier, 2022
1945, le Japon capitule. Sur une petite île des Philippines, Hiroo Onoda, à qui on a confié la défense de celle-ci, ignore la défaite de son pays. Accompagné de trois soldats, il va continuer la guerre pendant près de trente années, guerre qui n'existe plus que dans son imagination mais qui saura se révéler parfois bien réelle. Werner Herzog, qui a rencontré Onoda après sa "capitulation" en 1974, prend sa plume pour nous raconter cette histoire si invraisemblable dans sa réalité. On imagine vite ce qui a pu rapprocher le réalisateur de l'incroyable "Aguirre, la colère de Dieu
"Tous ici sont extérieurs à l'histoire qui, de par son caractère furtif, n'autorise pas de présent. Le riz est planté, récolté, repiqué. Des royaumes se volatilisent dans la brume. Silence. Des coups de feu résonnent soudain dans le mutisme des éternités. Les paysans prennent la fuite. " (p. 83) JF. |
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Vers Calais, en Temps ordinaireJames Meek, Métailié, 2022. Angleterre, 1348. Alors que la peste noire menace de sa déferlante la blanche Albion, une équipée bigarrée fait route vers Calais. Une gente damoiselle fuyant un mariage arrangé, deux jeunes paysans assoiffés de liberté et un clerc en proie au doute rejoignent ainsi un groupe d'archers, soldatesques aux mœurs brutales en route pour la France. James Meek nous raconte avec génie ce voyage initiatique où l'affranchissement aux règles, la violence, le genre et les rapports de classes vont se percuter et faire exploser les certitudes des personnages. Génie aussi que celui de la langue avec laquelle l'auteur nous conte ce périple; si moderne et médiévale à la fois. Vers Calais, en Temps ordinaire, c'est un roman historique résolument de notre temps, aux thématiques contemporaines et qui arrive, avec brio, à nous faire toucher du doigt la psyché du quatorzième siècle. Brillant! "Le prêtre a dit que le lot des hommes n'était point de choisir leurs rêves ni d'en tirer profit, que les rêves s'offraient à nous tels des cerfs dans les ténèbres, tandis que nous dormions. Certaines gens parvenaient pourtant à diriger leurs rêves comme berger son troupeau, à les garder le jour aussi aisément que la nuit et à en tirer richesses, comme un berger la laine de ses moutons. Ces gens-là , a dit le prêtre, on les nommait des écrivains. Ils étaient proches du malin. " (p.60) JF. |
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Lady ChevyJohn Woods, Albin Michel- Terres d'Amérique, 2022. Amérique profonde, haine interraciale, corruption et désastre écologique tout est là , autour de Amy Wirkner, brillante étudiante, au physique ingrat, qui vit avec ses parents et son jeune frère atteint d'une maladie génétique, dans un mobil home. Tout est fait pour qu'elle puisse réaliser ses rêves et partir étudier pour devenir vétérinaire, sauf que Amy n'est pas si innocente. Plutôt rebelle et débrouillarde, elle incarne à la perfection ce que l'Amérique façonne le mieux : une arriviste sociopathe mais, tellement attachante qu'on l'oublierait presque. " Je vais me construire une belle vie, moi, en évitant les gens comme toi. Il y a toujours eu quelque chose qui n'allait pas chez toi. Quelque chose de gênant. Comme une odeur de pourriture. Et je ne m'en rendais pas compte. Depuis toujours, Paul essayait de me le faire comprendre, mais je ne l'ai jamais cru. J'aurais dû. " (p.366) V. |
Mai 2022 |
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La traversée des sangliersZhang Guixing, Éditions Picquier, 2022. C'est une histoire dans laquelle on entre comme l'on descend un de ces larges et placides fleuves d'Asie, doucement, tranquillement, avant d'être pris dans ses rapides, chahuté, bousculé pour, enfin, retrouver son long cours, paisible. Pour un moment du moins. Décembre 1941. Zhang Guixing nous raconte la vie des habitants d'un village perdu de Bornéo dont les habitudes vont être sauvagement mises à mal par l'arrivée de l'armée japonaise. On y suit une kyrielle de personnages, de vieux chasseurs de sangliers aux corps brisés, des jeunes femmes et hommes s'éveillant à la sensualité, des enfants rattrapés par leurs jeux de guerre, c'est toute la vie et la mentalité d'une époque que nous décrit ici l'auteur taïwanais. L'écriture et la construction du récit sont complexes mais sans être exigeantes. Le texte mariant merveilleusement poésie, onirisme et réalisme cru nous entraîne dans un voyage sensoriel et chatoyant, nous laissant parfois étourdis. De ces vertiges des plus agréables, comme ceux des jeux de notre enfance qui nous laissaient à la fois transportés et désorientés. Un régal. " La mèche se consumait, ténue mais tenace, un mince filet de fumée noirâtre montait droit au plafond, prêt, semblait-il, à en découdre avec les nuées, à trouer la voûte céleste. Le bord du verre enfumé faisait comme une touffe de cheveux noirs, la panse remplie de la lampe ressemblait à une calebasse, le bec à une grenouille, cou tendu, gueule ouverte, à l'intérieur de laquelle il y avait la mèche, langue de feu incandescente, comme dans le fourneau de quelque alchimiste cuisant une pilule de vie." (p. 95) JF. |
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Les femmes de North EndKatherena Vermette, Albin Michel, 2022. Katherena Vermette une jeune auteur canadienne , dont c’est le premier roman. Une nuit, à la Brèche, un terrain vague situé dans un quartier défavorisé de Winnipeg, Stella est réveillée par son bébé qui fait ses dents. Par la fenêtre, elle voit une scène qui semble être une bagarre. Pendant qu'elle est au téléphone avec la police, elle voit les assaillants s'enfuir. Puis, avant que les secours arrivent, elle voit la victime, qu'elle suppose être une femme, se lever et partir. Seule chez elle avec deux enfants en bas âge, elle n'a pas pu intervenir. Elle est certaine qu'une femme, d'environ 1m50 a été violée, mais les agents sont sceptiques. Il neige et sur place, ils n'ont retrouvé que du sang et une bouteille de bière. Un roman choral qui donne la voix à neuf femmes et un jeune policier, une fresque sur plusieurs générations où derrière le fait banal d’une agression remonte à la surface l’identité forte et la résilience de ces femmes. Issues de la minorité autochtone, elles habitent dans le North End, un quartier défavorisé de Winnipeg . Derrière la brutalité et la noirceur de cette agression, remontent les souvenirs, les peines et les joies, les traditions aussi d’un peuple opprimé qui garde en lui l’espoir d’un renouveau. A travers les voix des femmes d’une même famille, la grand-mère, les filles et les enfants, on perçoit peu à peu comment cette nuit terrible où une jeune fille a été agressée , est arrivée. Derrière le fatalisme, le racisme primaire, la domination des gangs et les violences faites aux femmes, l’espoir perce la neige, et la sororité prend le relai. Beaucoup de douceur et de beauté dans l’écriture occulte la noirceur de l’histoire tellement banale. " Nos loups garous sont des femmes. De belles jeunes femmes qui peuvent se transformer en loups et manger la jeunesse des hommes afin de vivre éternellement. Tu imagines ? Sur le chemin du retour, Rain, les yeux brillants avait ri. Elle avait toujours aimé les histoires de loups et celle-là était sa préférée. Manger des hommes ça doit être sympa. " (p.316) V.
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Némésis la glorieuseLadislav KlÃma, Édition du Canoë, 2021. Comme le raconte, Erika Abrams, sa traductrice, Ladislav KlÃma écrivit un jour à un ami qu'il était fait pour être auteur de best-seller. Curieux propos de la main d'un écrivain qui reste encore confidentiel voire quasi inconnu. Né dans le dernier quart du 19e siècle en Bohême, mort en 1928 à Prague, KlÃma fut de ses écrivains aux nombreuses vies, tour à tour gardien d'usine, rentier ou encore fabriquant de tabac. Écrivain, aussi, du scandale et de la provocation, il a mis sa plume au service de ses convictions existentielles et non sans un humour souvent mordant. Dans Némésis la glorieuse, véritable conte fantastique, gothique et métaphysique, Sider, jeune rentier, décide, lors d'un voyage et sur une impulsion, de s'arrêter dans une petite bourgade des Alpes où il croisera une belle inconnue. Cette rencontre, fugace, scellera son destin, l’entraînant dans une fuite en avant obsessionnelle et délétère. Du grand Å“uvre, assurément à découvrir! "Le temps s'écoule comme la pensée s'épanouit, avec une lenteur extrême. L'éternité n'est pas pressée. Et vers chaque homme, vers chaque animal se glisse le Sublime, tantôt titillation agréable, tantôt volupté suprême, d'ordinaire suprême horreur, il s'approche furtivement, à pas de tigre, silencieux..; pour que l'homme d'aujourd'hui, qui n'est des pieds à la tête que bête brute, devienne un jour- Dieu. " (p.51) JF. |
Avril 2022 |
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OrdureEugene Marten, Quidam éditeur, 2022. Ordure est un de ces romans issus de la littérature underground américaine qui hante son lecteur longtemps après sa lecture. Il nous raconte, dans un style chirurgical, à la fois précis et tout en angle mort, le quotidien de Sloper, homme de ménage dans un gratte-ciel, un de ces invisibles qui commence sa journée quand les autres la terminent. Sloper est un solitaire qui vit dans la cave de la maison familiale, il ne communique avec sa mère que via le vide-ordure. Ses relations sociales se sont réduites comme peau de chagrin, sa parole est rare et il mène sa vie dans la quasi indifférence de ses congénères. Jusqu'au jour où Sloper va trouver le moyen de briser sa solitude mais, cela passera par une transgression, aussi abjecte que misérable. Eugene Marten nous balance le récit de Sloper sans prendre de gant, brutalement, et sa grande force est de ne porter aucun jugement, à aucun moment. Désarçonnant, inconfortable, Ordure est une grande réussite, d'écriture et de sens, dont on ne sort pas exactement comme on y est entré. "Soit elle était végétarienne, soit elle faisait régime. Dans sa poubelle souvent, un petit plateau avec des morceaux de fruits sur une feuille de salade détrempée. Un muffin aux myrtilles entamé jusqu'à la coupelle de papier seulement. Le muffin allait dans l'une des petites poches sur le tablier plastique jaune. Le nom sur sa plaque était coupé au milieu par un trait d'union. Il se répétait partout sur les murs, encadré sous verre, une série de diplômes attestant son rang dans un cercle d'actuaires, sa maîtrise de plusieurs langages informatiques, sa qualité, son excellence, sa réussite, sa réussite et son mérite exemplaire." (p.37) JF. |
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Les Filles d'ÉgalieGerd Brantenberg, Zulma, 2022. Imaginez une photographie en négatif des rapports de domination homme-femme dans nos sociétés contemporaines et vous aurez le propos du roman de la norvégienne Gerd Brantenberg. Écrit en 1977, Les Filles d'Égalie nous raconte le quotidien des habitants d'un état basé sur le matriarcat où les rapports de force homme-femme sont complétement inversés. La grammaire même est renversée, ici c'est "le féminin qui l'emporte sur le masculin" et il faut saluer le travail remarquable de traduction qui pages après pages sort le lecteur de sa zone de confort. Mais rien de tout cela n'est cosmétique, au contraire, cela agit comme un véritable révélateur des inégalités et de la différence de traitement entre homme et femme dans nos sociétés modernes. Nous suivons donc l'éveil de Pétronius, jeune fils de bonne famille voué à une vie soumise aux diktats du matriarcat, vers l'indépendance et l'autonomie. A travers leurs épreuves, humiliations et victoires, Pétronius et ses pairs figurent masculinement le combat féministe. Véritable tour de force, Les Filles d'Égalie est un roman percutant, qui appuie, non sans humour, là où cela fait mal et nous démontre qu'il y a encore du chemin à parcourir... "Car le plus mystérieux dans cette affaire - et franchement incompréhensible à leurs yeux , c'était que les hommes semblaient s'être accommodés de leur situation. Ils avaient accepté le rôle subalterne à laquelle les femmes les avaient réduits. Ils avaient dû croire que cela faisait partie de l'ordre naturel de l'organisation fumaine. Mais pourquoi y avaient-ils cru? Dès lors, les hommes d'autrefois auraient très bien pu déclarer que c'était aux femmes de s'occuper des enfants et aux hommes de décider... Absolument rien n'était tout à fait en accord avec ce prétendu ordre naturel." (p.244) JF.
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Mars 2022 |
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La huitième vibrationCarlo Lucarelli, Métailié, 2010. L'italien Carlo Lucarelli nous livre ici un roman protéiforme. Roman d'aventure, chorale, roman historique, policier? La huitième vibration est sans aucun doute tout cela à la fois mais surtout, c'est un roman noir, une macule qui imprègne chaque page de son récit. Érythrée, fin du XIXème siècle, l’Italie colonise "son" bout d'Afrique à marche forcée. Une farandole de personnages s'y retrouvent, écrasés de chaleur et de désillusion, certains essayant de fuir un destin funeste, d'autres chassant des mirages. On peut penser aux "Ethiopiques
"La photographie est une albumine format Boudoir, 20x12,5: il y a tout Ba'azè disposée en demi-cercle sur la rade, avec le pont qui la coupe à moitié et qui s'y plante dedans, droit, comme un coup de couteau. Elle est toute rouge, un rouge brique qui devient mauve sur les maisons et presque rose sur l'eau de la baie, mais toujours vif, comme dans les reflets du soleil couchant.  Ce n'est qu'un excès de chlorure d'or que le temps a fait virer au rouge. A cette heure, le soleil est encore haut, et Ba'azè d'une blancheur qui aveugle." (p.91) JF. |
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CacaoJorge Amado, Bibliothèque cosmopolite, Stock, 2010. C'est en 1933 et à  seulement 21 ans que Jorge Amado écrit Cacao, son second roman. Sergipano, fils d'un père industriel décédé, spolié de son héritage par son oncle, se retrouve dans la misère. Il quitte sa famille pour aller travailler à la fazenda du Colonel Mané-la-Peste, où les ouvriers "loués" s’harassent à la culture du cacao. Lui, le fils issu d'une famille aisée va y découvrir le quotidien de ces forçats du cacao qui portent leurs outils et leur misère sur des corps trop fatigués. Relation de la lutte des classes, Cacao nous décrit la vie de ces ouvriers agricoles, plus chroniques que roman, Amado structure son récit en instantanées, autant de portraits très en couleurs de ces hommes et femmes , premiers de corvée et oubliés de presque tous. C'est un roman sur l’éveil de la conscience de classe, la solidarité face à l'injustice et la résilience. Roman de jeunesse, certes, mais grand roman. "Dieu avait donné en héritage à Caïn et Abel une plantation de cacao à se partager. Caïn, qui était un mauvais homme, divisa la propriété en trois parts. et il dit à Abel : "ce premier morceau est à moi; celui du milieu est à moi et à toi. le dernier, à moi aussi." Abel répondit : "Ne fais pas ça, mon petit frère, que ça me fend le cœur..." Caïn rigola: "Ah! ça te fend le cœur? Eh ben, tiens." Il tira son revolver et -poum -il tua Abel d'un seul coup. Ça se passait il y a longtemps..." (p.61) JF. |
Février 2022 |
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Le ChefHarry Kressing, les éditions du Typhon, 2021.  Le Chef, écrit en 1965 par un auteur dont on ne sait quasiment rien, connait depuis sa sortie un grand succès dans le monde anglo-saxon. Curieusement, il n'avait jamais été traduit en français, voilà donc chose faite. Conrad, chef cuisinier, arrive dans une petite ville de province et entre au service d'une des deux familles de notables des environs. Petit à petit, il va se servir de sa cuisine comme d'une arme pour asseoir son emprise sur la famille pour laquelle il travaille. C'est avec une certaine férocité que Kressing nous conte l'inversement des rapports de domination entre le domestique et ses employeurs. Conrad, machiavélique à souhait, déroule sa toile méthodiquement. Dans quel but? Le mystère de ses motivations est aussi le moteur de ce récit, acide, sur la prépotence et les mécanismes de la servitude volontaire. A découvrir avec grand appétit. "Il mangea autant que possible, mais malgré la somptuosité des plats, il fut incapable d'avaler tout ce qu'on lui présenta, et il observa d'un air perplexe Conrad manger, et manger, peut-être quatre fois plus que lui, sans jamais donner l'impression d'être rassasié. " (p.134) JF. |
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Capitaine de CastilleSamuel Shellabarger, Phébus, 1997. Pedro, jeune hidalgo castillan, va, par un concours de circonstances dramatiques, intégrer l'armée de conquistadors menée par Hernán Cortés à la conquête de Mexico, capitale de l'empire aztèque. Plus qu'un roman historique, Capitaine de Castille, écrit à la fin de la seconde guerre mondiale, est un récit crépusculaire narrant la fin de mondes sous les coups de boutoir de la "civilisation". Fin de l'innocence de l'enfance pour Pedro, fin d'un certain idéal chevaleresque en cette sortie du moyen-âge et fin des temps pour les peuples d'Amérique en ce début du XVIème siècle. Historien de formation, Shellabarger décrit sans fard la violence de la conquête espagnole, même ses héros les plus sympathiques ne se défont pas de leur vision ethnocentrée, qui justifie à leurs yeux massacres et exactions. Capitaine de Castille allie ainsi, avec ses multiples rebondissements et personnages hauts en couleurs, la facture classique du roman d’aventure à une vision d'une grande noirceur sur le processus de domination de l'homme sur l'homme. Un roman palpitant, épique et sombre. " Pourquoi, se disait le moine, les hommes n’apprennent-ils rien, ne voient-ils rien? Pourquoi les expériences répétées ne les instruisent-elles pas, et aboutissent-ils toujours aux mêmes désastres? Ce n'est pas qu'ils ignorent le moyen de les éviter. Ils les connaissent depuis quinze cent ans. [...] Pour lui, l'ironie de la tragédie humaine, c'était ce perpétuel naufrage à proximité du port." (p.458) JF. |
Janvier 2022 |
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Fils de voleurManuel Rojas, édition L'échappée, 2022. Publié en 1951, ce roman de l'auteur chilien Manuel Rojas nous raconte l'errance d'Aniceto Hevia, tout juste sorti de prison, condamné pour un crime qu'il n'a pas commis. Sa véritable faute? celle d'être le fils d'un voleur. Cette ascendance va le marginaliser dès son plus jeune âge et peser sur sa destinée. Rojas livre avec ce roman, un récit résolument moderne, habilement construit et profondément politique. En grande partie autobiographique, Rojas s'attache à décrire le prix, douloureux, d'une certaine liberté chez les marginaux et les miséreux, où vivre libre va souvent de pair avec vivre le ventre vide. " Tout le monde attend ceci ou cela, le ridicule ou le grandiose, le vrai et le faux, le petit et le grand, ce qui arrivera et qui ne viendra pas, ce qui peut arriver, ce que l'on mérite, ce que l'on ne mérite pas. Les êtres vivent dans l'attente et meurent attendant, sans que rien arrive sinon la mort que l'on attend jamais. " (p.226) JF.
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Mendiants et orgueilleuxAlbert Cossery, édition Joëlle Losfeld, 1993. Gohar ne possède qu’une chaise et un vieux tas de journaux qui lui sert de lit. Son lit justement, il le perd dès les premières pages du roman, emporté par les eaux de toilette funéraire de son fraichement défunt voisin. Peu importe, là n’est pas l’importance. Gohar s’attache à  deux choses dans la vie, discourir avec ses comparses, à l’ombre d’un café, autour d’une tasse de thé noir et s’émerveiller de la futilité de notre monde. S’il peut faire tout cela en suçotant une boulette de haschich, il n’est plus loin de la béatitude. On enquête dans ce livre sur un meurtre dont Gohar est responsable, meurtre commis presque par inadvertance, dans une bouffée délirante. Meurtre qu’il considérera comme anecdotique. Car pour Gohar, comme pour Cossery le propos n’est pas vraiment là . Chez Cossery, l’intrigue est souvent secondaire. Ici, c’est des personnages et de leurs péripéties qu’on se délecte. Gohar nous invite à partager ses journées avec sa bande de pieds nickelés. Qu’il nous présente Yeghen, poète dealer et mendiant à la laideur aussi admirable que ses vers, ou encore El khordi, fonctionnaire révolutionnaire léger et amoureux transis, pratiquant la grève du zèle et l’absentéisme comme d’autre la guérilla, Cossery nous parle de son monde et assurément de lui. Ici, l’homme libre est un animal oisif, rentré en résistance par le sommeil et la paresse, les autres, ceux qui vivent et soutiennent le système sont dans la frustration, la douleur. Tout est donc question de résistance nonchalante. "Il détestait s’entourer d’objets; les objets recelaient les germes latents de la misère, la pire de toutes, la misère inanimée, celle qui engendre fatalement la mélancolie par sa présence sans issue ." JF.
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Décembre 2021 |
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Roberto Arltné le 2 avril 1900 à Buenos Aires et mort le 26 juillet 1942 dans la même ville. Une fois n'est pas coutume mais pour ce dernier mois de l'année, ce n'est pas un roman mais un auteur que l'on met sous les projecteurs! Roberto Arlt, écrivain et journaliste argentin, a écrit la ville et ses hommes et femmes, souvent à travers un prisme où ironie et absurde font bon ménage. Mort prématurément, il reste l'un des grands auteurs argentins surtout connu pour son formidable diptyque Les sept fous et Les lances-flammes. Le reste de son œuvre mérite pourtant de s'y plonger. Que ce soit dans Eaux-fortes de Buenos Aires , mini récits et véritables photographies du Buenos Aires des années 30, ou dans ses recueils de nouvelles et ses autres romans, Arlt nous propose toujours une littérature novatrice, métaphysique et réjouissantes. Un grand Monsieur! JF. |
Novembre 2021 |
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Shuggie BainDouglas Stuart, 2021. Shuggie, garçon de 8 ans, est élevé dans une banlieue sordide de Glasgow par une mère alcoolique. Shuggie aime sa mère, inconditionnellement, et va, littéralement, la porter et tenter de la sauver, envers et contre tous, alors qu'il n'est, lui même, pas taillé pour affronter la dureté de son environnement. Ce roman, fortement autobiographique, s'inscrit dans la lignée des grands romans sociaux du 19e siècle, si ce n'est qu'ici, Douglas Stuart nous raconte, dans un style très classique mais aussi très convaincant, comment le thatchérisme des années 1980 a broyé les vies d'une multitude de prolétaires. Un roman que Hugo ou Dickens auraient pu écrire et que Ken Loach pourrait adapter. Tout simplement poignant. JF.
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Le secret de Joe GouldJoseph Mitchell, Édition du sous-sol, 2021.
Joseph Mitchell, journaliste au New Yorker pendant plusieurs décennies, a voué sa plume à décrire les habitants de sa cité, avec une passion pour les marginaux, les excentriques et les invisibles. De tous ces récits, ceux sur Joe Gould sont de vraies pépites. Mais de qui parle t'on? D'une de ces silhouettes qui a arpenté Greenwich Village à New York pendant près de 30 années. Joe Gould est un clochard céleste, fantasque et diplômé d'Harvard, un vagabond qui s'est mis en tête d'écrire le manuscrit le plus long de l'histoire, onze fois plus long que la bible, compendium de la pensée humaine, somme des conversations glanées au cours de ses pérégrinations. En deux récits, Mitchell nous raconte Joe Gould, qu'il a bien connu, et nous invite dans un voyage obsessionnel. En effet, Mitchell n'aura de cesse que d'essayer de lire cette "Histoire orale de notre temps " que Joseph Gould a disséminé sur d'innombrables cahiers d'écolier. Un régal! JF.
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Octobre 2021 |
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Romance in MarseilleClaude Mc Kay, Héliotropismes, 2021.
Roman inédit écrit entre 1933 et 1934 par Claude Mc Kay, l'un des grands auteurs de ce que l'on a appelé "la renaissance de Harlem", Romance in Marseille nous conte les errances de Lafala, docker ouest-africain qui a perdu ses pieds suite à une traversée clandestine. Mc Kay nous entraine au cœur du quartier interlope de la Fosse dans le port de Marseille. Dockers, marins, proxénètes et filles de joie, militants communistes y sont dépeint avec sincérité et sans tabou, dans ce roman prolétaire qui fait la part belle aux marginaux et à la diaspora africaine. JF.
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OmissionsEmiliano Monge, Grasset, 2021. Dans ce roman, l'auteur mexicain s'interroge sur son héritage paternel dans une famille où de père en fils l’absence et le détachement résonne comme une malédiction, un atavisme funeste. Sur trois générations, servi par une très belle écriture et un habil découpage, Emiliano Monge nous décrit ce qui semble être une fatalité familiale, avec en toile de fond une peinture politique et social de son pays. JF. |